APPELÉS FILS DE DIEU
La montée des Béatitudes selon le langage des nombres

Mt 5:1-12



Beaucoup se méfient du langage des nombres alors même que l’Écriture elle-même et la Tradition l’utilisent. En sages et en savants, ils y soupçonnent une gnose et se privent ainsi d’un langage qui se révèle aux tout-petits, ainsi qu’on pourra le voir ci-après.
Cette petite étude est certes limitée, mais offre l’avantage de dégager la colonne vertébrale des Béatitudes, sans laquelle les commentaires se perdent dans un catalogue de vertus, alors qu’elles sont visiblement un traité bien construit, non seulement d’union à Dieu, mais de préparation à l’apostolat, comme le confirment d’ailleurs les versets suivants : « Vous êtes le sel de la terre, vous êtes la lumière du monde, pour que les hommes en vous voyant glorifient votre Père… »
Elle montre que les Béatitudes montrent le chemin de l’union à Dieu, figuré dans l’Ancien Testament (les trois parties du temple, les trois montées de Moise), accompli dans le Nouveau (« Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir ») et explicité dans la tradition des Pères (les trois voies). Un chemin qui nous amène au cœur du dogme chrétien, au cœur du mystère de l’adoption des fils de Dieu.
Elle montre aussi en passant une structure trine de l’Église, où les
disciples, entre les foules et le Christ lui-même, ont mission de « venir à lui » en montant sur la montagne, pour ensuite, malgré les persécutions, permettre aux foules d’y monter aussi en esprit. Etre appelé fils de Dieu, qui est comme nous le verrons le sommet de la béatitude, est d’ailleurs donné à tous ceux qui ont foi dans le Christ Jésus (Gal 3:26). Sans doute faut-il néanmoins avoir foi en vérité, du fond du cœur.
Pour aller plus loin, il faut sans doute étudier les parallèles des Béatitudes avec la montée de Moïse sur la montagne et la proclamation du Décalogue (Ex 19-20, Dt 5), puis le parallélisme de l'enseignement sur la montagne en parallèle et du don de la Loi. On peut aussi relire les auteurs qui de Philon d’Alexandrie à l’Aréopagite et à Jean de la Croix ont détaillé les trois voies dite purgative, illuminative et unitive.


Ensemble et sous-ensembles. On compte neuf fois le mot « bienheureux », mais huit béatitudes mêmement construites, la huitième reprenant la finale de la première, « car à eux est le royaume des cieux », seule qui soit au présent. Ces huit font donc un. D'ailleurs on discerne, par la double mention de la justice en 4 et 8, deux groupes de quatre. On peut même discerner trois groupes de deux par les couples cieux-terre (1-2), justice-miséricorde (4-5), Dieu-Dieu (6-7). Le couple cieux-terre incite à préférer les manuscrits mettant la béatitude des doux en deuxième. Quel est le rapport des huit et du neuvième ? Si le mot « bienheureux » recouvre l’araméen tûbeyhôn, (cf. targum du psaume premier) alors sa première lettre se lit aussi 9, ce qui justifierait la neuvième répétition du mot pour inaugurer l’explication de la huitième béatitude, son midrash, qui vise à en souligner le caractère particulier, après les sept qui la précédent.

Sept plus un. Car depuis la création en six jours, le sept marque l’achèvement. Ici, de même, la montée s’achève au septième degré. D’ailleurs, les deux versets introductifs ont eux-mêmes sept verbes, six pour Jésus et un, au centre, pour les disciples : « Vinrent à lui ses disciples ». Car il monte pour les enseigner, afin qu’eux-mêmes enseignent les foules. Les sept degrés des Béatitudes (et l’emploi du futur) montrent qu’être appelés n’est qu’un début, et que le sommet de la béatitude consiste à voir le Père - dans le Fils - (6) et à être appelés ses fils - toujours dans le Fils - (7), et que cela donne la force d’être persécutés à cause du Fils (8).

Huit égale un. Quand dans la semaine on arrive au huitième jour, c’est qu’on est revenu au premier. De même, la huitième béatitude marque le retour à l’un (« une seule chose est nécessaire », « cherchez d’abord le royaume de Dieu… et sa justice ») et invite à recommencer la montée, à partir d’une autre pauvreté. Mais le huit figure aussi le jour sans fin de l’éternité, et la huitième béatitude ouvre une autre réalité… Laquelle, puisque le royaume des cieux est déjà (au présent dans les béatitudes) pour les pauvres en esprit ? Eh bien, lisons la suite : pour les persécutés à cause de la justice, le salaire sera grand (au futur dans le midrash). Un salaire plus grand attend ceux qui ont gravi une première fois les sept degrés de la montagne et qui acceptent d’être persécutés à cause de la justice : ils vont « de commencement en commencement, vers un commencement qui n’a pas de fin », selon la formule indépassable de saint Grégoire de Nysse). Non pas, comme les faux espoirs terrestres, une récompense qui s’éloigne au fur et à mesure qu’on s’en approche, ou un rocher de Sisyphe dont il faille toujours reprendre la montée, mais une béatitude sans cesse renouvelée, des richesses face auxquelles, même comblés, nous serons toujours pauvres, et qui nous donneront la force d’en témoigner avec joie et allégresse jusque dans les persécutions.

Deux fois quatre huit. Les deux mentions de la justice, avons-nous vu, délimitent deux parties (1-4, 5-8). La seconde s’accroche à la première par le parallèle avec la miséricorde, qui constitue le dépassement de la justice, et accroche à sa suite le midrash « Bienheureux serez-vous quand on vous insultera et dira toute sorte de mal contre vous en mentant à cause de moi », qui s'accroche à la béatitude précédente. En effet, on y retrouve la persécution, augmentée d’insultes et de calomnies, on y retrouve « à cause de », et là, au lieu de retrouver « la justice », on a… « moi » ! Surprenant parallèle, qu’il faut référer à la prophétie « Voici le nom dont on l’appellera : Seigneur, notre justice » (Jérémie 23:6).

Donc deux parties, 1-4 et 5-8.
Première série de vertus :
pauvres en esprit, doux, endeuillés (ou affligés), affamés et assoiffés de justice.
Seconde série :
miséricordieux, purs de cœur, faisant la paix et persécutés à cause de la justice.
Première série de rétributions :
royaume des cieux, héritage de la terre, consolation, rassasiement.
Seconde série :
miséricorde, vision divine, filiation divine et royaume des cieux.
Remarquons la particularité de la cinquième béatitude, qui est l’identité de la vertu et de son salaire. Il y a là ressemblance entre le moyen et la fin, entre la terre et le ciel, entre l’homme et Dieu… Qu’est-ce, sinon le signe d’un processus de déification ?

Quatre et un cinq, cinq et quatre neuf. Que dire du 5, selon l’Écriture ? La première évocation des rapports du 4 et du 5 remonte à Gn 2:10 : « Le fleuve sortait d’Éden pour abreuver le jardin et là se divisait en quatre bras ». Où jaillit la source sinon au milieu du jardin, là où est planté l’arbre de vie (v. 9) ? Le 5 se tient au centre des 4 et leur donne leur unité, comme le fleuve de la cinquième plaie, jaillissant du cœur du Christ, explicite le pourquoi des quatre autres. Les quatre bras du fleuve sont ceux de la croix. Le 5 est le nombre de l’arbre de vie, au centre du jardin comme au centre des béatitudes (quatre fois “bienheureux” d’un côté, quatre fois de l’autre : 1, 2, 3, 4, 5… 5, 4, 3, 2, 1). Selon le targum, sa hauteur est un parcours de 500 ans (le 5 multiplié par toutes ses potentialités). Sa particularité est d’avoir des racines dans la terre… et dans le ciel. Car il fait l’unité de la création. C’est la Croix, en fait, misère humaine et miséricorde divine, rencontre de deux amours, de deux abîmes… Après avoir goûté ce fruit, l’homme, peut, selon les béatitudes suivantes (6, 7), voir Dieu et être appelé son fils (ou, selon Gn 3:22, vivre éternellement).

Quatre et trois sept. De cet arbre de vie de la miséricorde nous pouvons voir les quatre racines terrestres et les trois racines célestes. De terre, nous voyons le ciel en opposition :
la pauvreté en esprit, comme conscience du manque du royaume des cieux, la douceur, comme attente tranquille de l’héritage de la terre, le deuil, comme mort au monde, et la faim, puis la soif de justice, comme désir du ciel.
Ces quatre « racines terrestres » dégagent une pédagogie du désir, qui va de la prise de conscience du manque à la libération du désir :
Ceux qui n’ont pas de manque n’ont pas de désir. « Ils ont leur consolation », dira Luc. Bienheureux les pauvres, donc.
Mais ensuite comment combler son manque ? Comment réagir face à l’injustice ressentie ? Bébé crie et tape du poing : il lui faut apprendre patience et douceur. C’est pourquoi la deuxième béatitude cite le psaume 36, qui proscrit jalousie et colère envers les impies : v. 11, « Les doux hériteront la terre », parallèle au v. 9, « Ceux qui attendent le Seigneur hériteront la terre ». La suite de l'enseignement sur la montagne invitera de même à tendre l’autre joue (Mt 5:39).
En même temps, bienheureux ceux qui font le deuil de leurs maigres attentes terrestres, tellement égocentriques, et qui pleurent le royaume qu’ils ont perdu. Le seul moyen d’y revenir est de faire jaillir en eux ces fleuves de larmes. Bienheureux donc les endeuillés, car ils seront consolés.
C’est ainsi qu’au quatrième degré se libère l’aspiration à la vraie justice : d’abord une sourde faim, puis une urgente soif. Or on donne à qui demande, et c’est ainsi que les « racines célestes » prennent le relais. Une fois rassasiés (gratuitement) de justice (l’Apôtre dira : justifiés par la foi), « la justice du haut du ciel regarde » (par nos yeux) et « le Seigneur, notre justice », agit lui-même :
nous mettons en œuvre Ses énergies, le ciel descend sur la terre, la miséricorde commence à déborder, Dieu se fait à la fois mérite et récompense, moyen et fin, de sorte que la miséricorde obtient la miséricorde et nous introduit en Dieu. Car « l’amour jamais ne tombe » (1Cor 13:8). Donc la montée continue : la vie en Dieu est montée. Son temple est d’abord Vestibule : « Aimez vos ennemis et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir les fils de votre Père qui est aux cieux » (Mt 5:44).
Pour devenir de tels fils, il faut donc que la miséricorde aille jusqu’à purifier entièrement notre cœur (1er niveau), car seuls les purs de cœur peuvent pénétrer dans le Saint, et être illuminés par le chandelier qui permet de voir Dieu (2ème niveau).
Et seuls ceux qui, transfigurés par cette lumière, font la paix avec leurs frères et offrent le sacrifice de paix sur l’autel de leur cœur (Mt 5:23-24) peuvent franchir le voile, et s’établir en paix dans le Saint des saints pour être unis à lui et appelés ses fils (3ème niveau). A ce degré suréminent, ce n’est pas une paix « comme le monde la donne », mais celle du Fils, « qui est notre paix, faisant la paix et réconciliant avec Dieu en un seul corps par sa croix ceux qui étaient loin et ceux qui étaient proches, leur donnant en un seul Esprit libre accès vers le Père » (Eph 2,14+).

Huit fois sept. La huitième béatitude consiste dans la persécution, que ne craignent plus ceux qui, après être montés, ont été appelés fils de Dieu (7), c’est-à-dire rendus capables d’aimer leurs ennemis (5) tout en restant, comme lui, en esprit à la droite du Père (6, 7). Ceux-là sont capables d’agir comme lui, c’est-à-dire de redescendre la montagne comme lui descendit du ciel, sans cesser d’être uni au Père. Ils sont capables de s’abaisser comme d’autres christs pour « accomplir toute justice », et d’enseigner Ses paroles aux foules pour leur permettre de gravir après Lui la montagne des Béatitudes. Oui, ceux qui voient Dieu en leur cœur (6) sont appelés ses fils (7) et sont rassasiés de béatitude au point de traverser dans la joie et l’allégresse toutes les persécutions qu’ont endurées le Fils et ses prophètes (8) pour faire connaître aux foules « avec grande puissance » (Ac 4:33) sa béatitude.

François Gineste, octobre 2012